Le toucher, pilier du développement du cerveau

17.07.2022

Le toucher, pilier du développement du cerveau

Une équipe de chercheurs français explore une nouvelle piste dans la compréhension des troubles cognitifs : l’altération du sens du toucher chez les bébés, en particulier les bébés nés prématurément.

Le toucher est la forme la plus primitive de lien au monde extérieur. C’est le premier sens à apparaître chez le fœtus, le premier à susciter des réflexes et à alimenter le cerveau en informations. Au point que certains chercheurs pensent qu’il modèle nos mécanismes mentaux, et conditionne la façon dont nous appréhenderons notre environnement en grandissant.

Dans l’unité de recherche mixte COMETE, rattachée à l’Université de Caen Normandie et à l’INSERM, des chercheurs étudient la précocité du traitement des informations tactiles par les nouveau-nés, et explorent les liens possibles entre capacités de traitement de ces stimuli et qualité du développement cognitif des enfants. Leur hypothèse : un développement anormal du toucher pourrait contribuer aux pathologies neurodéveloppementales, tels les troubles de l’attention et ceux du spectre de l’autisme. Si le lien est établi, l’évaluation des perceptions tactiles des bébés pourrait devenir un instrument de dépistage très précoce de ces troubles, et constituer le point de départ de thérapies tactiles d’un nouveau genre pour les prévenir ou mieux les soigner.

Nadège Roche-Labarbe, Maître de conférences en Psychologie à l’Université de Caen Normandie, dirige ces travaux pionniers sur les compétences sensorielles des nouveau-nés et leurs possibles liens avec les troubles du neurodéveloppement au sein du laboratoire COMETE. Entretien.

 

Quelle place tient le toucher dans le développement du fœtus ?

Le toucher est le premier sens qui va apparaître dans la vie fœtale. On peut déjà observer des réponses automatiques au toucher vers 7 à 8 semaines de gestation. Ce ne sont pas encore des perceptions au niveau du cerveau, mais des réflexes. Puis les capteurs du toucher qui étaient présents seulement dans certaines parties du corps, notamment sur le visage, apparaissent progressivement sur tout son corps avant la moitié de la grossesse environ. C’est aussi le moment où les neurones du cortex cérébral vont recevoir les informations, les traiter et les apprendre. Le toucher constitue avec l’olfaction et le goût le sens le plus primitif. Ce n’est que dans la deuxième partie de la grossesse que se développent l’audition et la vue.

 

Quelles sont les implications en termes de neurodéveloppement ?

Au début de la vie fœtale le cerveau commence à se développer sur la base d’informations proprioceptives (liées à la perception de la position des différentes parties du corps, ndlr) et tactiles, avant d’enrichir sa compréhension du monde avec l’audition et la vision. Le toucher permet au cerveau de faire des inférences sur la manière dont l’environnement proche fonctionne, de le comprendre et de l’organiser, en établissant des liens de cause à effet par exemple. Ce sont des capacités très précoces qui seront ensuite étendues aux autres sens puis utilisées dans tous les aspects de notre vie.

Dans nos recherches, nous partons du postulat que le toucher serait la première base des apprentissages et que les mécanismes de traitement des informations mis en place via cette entrée tactile vont conditionner la façon dont le fœtus puis le nouveau-né vont ensuite comprendre les stimuli produits par les autres types de sensorialité.

 

Comment étudie-t-on la façon dont les bébés traitent l’information tactile ?

Nous utilisons une matrice tactile composée de vibreurs placés sur la main ou le bras de l’enfant, en proposant des séquences de stimuli à intervalles plus ou moins réguliers. Ce faisant, nous analysons l’activité du cerveau avec deux dispositifs qui ont l’avantage d’être portables, silencieux et non-invasifs. L’EEG (électroencéphalogramme) consiste à placer un filet d’électrodes sur la tête du bébé pour enregistrer l’activité électrique des neurones quand ils perçoivent ou anticipent l’information tactile. La NIRS (spectroscopie dans le proche infrarouge) consiste à envoyer de la lumière infrarouge de basse intensité à travers le crâne pour mesurer la concentration en oxygène du sang qui augmente en réponse à l’activité neuronale.

Quels sont les premiers résultats de vos recherches ?

Une étude en cours de publication démontre que les nouveau-nés âgés de 33 semaines de gestation (4 semaines avant l’âge équivalent au terme d’une grossesse normale) sont déjà capables de former des prédictions temporelles : après plusieurs répétitions de la vibration, ils s’attendent à celle-ci. Nous leur avons présenté deux types de séquences de stimuli : soit les vibrations survenaient à intervalle identique, soit à un rythme irrégulier. Dans le premier cas, leur cerveau cesse de réagir à la stimulation parce qu’elle est très prévisible, et ni douloureuse ni plaisante : le cerveau va l’ignorer et garder ses ressources pour autre chose.

Dans le second cas, l’activité du cerveau augmente dans l’intervalle de temps où l’événement tactile est susceptible de se produire, l’attention restant portée sur cette stimulation probable mais pas complètement prévisible. Ces travaux montrent que les nouveau-nés prématurés ne subissent pas passivement leur environnement mais vont apprendre de leurs expériences et réguler leur activité cérébrale en fonction.

Vos travaux font l’hypothèse d’un lien entre développement anormal des capacités tactiles et futurs troubles cognitifs. Qu’est-ce qui permet de le supposer ?

Les atypies sensorielles et les troubles cognitifs sont présents chez les mêmes enfants. Ceux qui présentent un trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité présentent aussi souvent des troubles du développement sensoriel, notamment tactile. On retrouve également cette relation chez les enfants avec un trouble du spectre de l’autisme ou des troubles des apprentissages. Par ailleurs, ces atypies sensorielles précèdent les symptômes qui serviront à poser un diagnostic de trouble du neurodéveloppement.

Dans les populations à risque comme les nouveau-nés prématurés, chez qui ces troubles sont quatre à cinq fois plus fréquents, les parents peuvent constater ces atypies avant deux ans. Elles se manifestent par exemple quand un enfant ne supporte pas de marcher pieds nus ou refuse les chaussettes et les chaussures, les manches longues, ou la texture de certains aliments. Ces réactions témoignent d’une vulnérabilité et doivent suggérer aux parents et aux soignants de prêter une attention particulière au développement de l’enfant.

Ces troubles du toucher sont-ils la cause des troubles cognitifs ?

On ignore encore si les atypies sensorielles en sont à l’origine. On est sur quelque chose de très précoce qui va induire une fragilité au tout début de la vie. Les enfants auront plus de mal à interpréter leur environnement et à s’y adapter car ils subiront davantage les stimulations sensorielles. Mais on ne peut pas aller jusqu’à dire que cette fragilité est la cause les troubles neurodéveloppementaux. D’autres facteurs entrent en considération, comme la génétique et le tempérament, mais aussi l’environnement physique et familial. Plus un enfant grandit dans un milieu sain (sans pollution par exemple) et un environnement sécurisant (sans précarité ni violence), mieux il pourra compenser ses difficultés d’adaptation.

 

Quelles sont les prochaines étapes pour explorer ce lien ?

Nous menons actuellement une étude, baptisée NEOPRENE, pour comparer la performance en prédiction sensorielle de nouveau-nés prématurés, avec la qualité de leur développement à l’âge scolaire.

Tous les bébés étudiés ont eu un EEG et une NIRS au cours de la séquence de stimulation tactile avant la sortie de l’hôpital. Ceux qui sont nés avant 32 semaines de gestation, qui représentent la population la plus à risque de troubles neurodéveloppementaux, vont aussi passer une IRM pour calculer le volume de leur cortex somatosensoriel, la partie du cerveau qui reçoit les informations tactiles, et évaluer sa connectivité avec le cortex frontal. Nous reverrons les enfants à deux ans pour évaluer si les mesures réalisées à la naissance sont prédictives de la qualité de leur développement à long terme. Si on constate un lien entre les deux, nous envisageons un projet évaluant l’effet d’une intervention sensorielle précoce pour ces enfants.

 

À quoi ces thérapies pourraient-elles ressembler ?

Les interventions ciblées sur les modalités tactiles chez les nouveau-nés sont peu nombreuses, et leur efficacité n’a pas été testée expérimentalement. Des ateliers de massage pour bébés ont été mis en place dans certaines maternités, qui invitent les parents à revenir après leur sortie de l’établissement. Ils proposent des temps pour apprendre aux parents à bien masser et porter leur bébé. Ce sont aussi des moments d’échange pour évaluer la qualité de l’interaction entre l’enfant et ses parents.

Ce genre d’ateliers avec une composante tactile pourrait constituer un point de départ pour une intervention précoce destinée spécifiquement aux nouveau-nés prématurés. Mais il faut déjà montrer le lien entre traitement de l’information sensorielle et développement cognitif, et préciser les aspects essentiels de ce traitement de l’information tactile chez les tout-petits.

 

source:

https://www-nationalgeographic-fr.cdn.ampproject.org/c/s/www.nationalgeographic.fr/sciences/le-toucher-pilier-du-developpement-du-cerveau/amp