Mieux évaluer les besoins des personnes polyhandicapées
Une équipe de l’UNIGE démontre que l’oculométrie permet d’évaluer les compétences perceptives des personnes en situation de polyhandicap. Un pas vers une prise en charge personnalisée.
Plusieurs paires d’images et scènes ont été soumises à ces enfants afin d’évaluer six compétences visuelles différentes: mouvements biologiques ou non-biologiques, scènes socialement saillantes ou non-sociales, zone faciale des yeux ou bouche, joie ou colère, objets d’attention partagée ou non, comportements pro-sociaux ou anti-sociaux. © Thalia Cavadini / UNIGE
Comment évaluer les besoins des personnes en situation de polyhandicap grave? Dans l’incapacité de communiquer verbalement et physiquement, cette population n’a pratiquement aucun moyen de s’exprimer. Elle est ainsi parfois considérée comme «intestable» par le milieu scientifique et médical. Grâce à des techniques d’oculométrie, ou «eye-tracking», une équipe de l’Université de Genève (UNIGE) est parvenue à mettre en évidence et à évaluer certaines compétences perceptives et socio-émotionnelles chez neuf enfants et adolescents présentant un polyhandicap, ouvrant la voie à une prise en charge personnalisée. Ces résultats sont à découvrir dans la revue Plos One.
Défini comme un «handicap grave à expressions multiples», le polyhandicap regroupe des personnes présentant une combinaison de déficiences intellectuelles et motrices sévères, auxquelles s’ajoutent diverses affections médicales associées. Si les symptomatologies s’expriment de manière très variée selon les individus, toutes et tous sont en situation d’extrême dépendance pour l’exécution des actes de la vie quotidienne (toilette, habillage, repas). Dans l’incapacité de communiquer par le langage ou par signes sensori-moteurs, ces personnes n’ont pratiquement aucun moyen de s’exprimer.
Dès lors, comment évaluer leurs besoins, leurs préférences et fournir une assistance personnalisée? Jusque-là, on considérait souvent que cette population était «intestable» et que ce type d’information ne pouvait être collectée que de manière indirecte par des évaluateurs tiers (parents, éducateurs/trices, soignant-es). Ceci sur la base de questionnaires mesurant certains comportements en termes de fréquence («jamais» vs. «systématiquement») ou d’intensité («pas du tout» vs. «énormément»).
Faire «parler» le regard
Aujourd’hui, une recherche pilotée par Edouard Gentaz, professeur ordinaire au sein de la Faculté de psychologie et sciences de l’éducation de l’Université de Genève (UNIGE) et du Centre Suisse des sciences affectives, démontre le contraire. Son équipe est parvenue à démontrer que l’oculométrie ou «eye-tracking» – qui permet d’enregistrer en temps réel les mouvements oculaires – est un outil prometteur pour l’évaluation directe des compétences socio-émotionnelles et perceptives de cette population. Le regard est en effet l’un des seuls indices comportementaux fréquemment préservé chez les individus polyhandicapés.
«L’eye-tracking est utilisé depuis de nombreuses années pour évaluer les compétences des bébés, qui ne sont pas encore en capacité de parler et ne disposent pas encore de motricité fine», explique Edouard Gentaz, dernier auteur de l’étude. A la demande de l’institut médico-éducatif La Clé des Champs, basé à Saint-Cergues (F), les scientifiques de l’UNIGE ont testé un groupe de neuf enfants et adolescents âgés de 6 à 16 ans en situation de polyhandicap grave, et ont enregistré les mouvements oculaires en réponse à différents stimuli visuels.
Six compétences évaluées
«Grâce l’eye-tracking, nous avons observé que ces enfants étaient sensibles à ce qu’ils voyaient et que chacun-e d’entre elles et eux manifestait des préférences visuelles propres», indique Thalia Cavadini, assistante-doctorante au sein de la Faculté de psychologie et sciences de l’éducation, première auteure de l’étude et boursière du Fonds national suisse (FNS).
Plusieurs paires d’images et scènes ont été soumises à ces enfants afin d’évaluer six compétences visuelles différentes: mouvements biologiques ou non-biologiques, scènes socialement saillantes ou non-sociales, zone faciale des yeux ou bouche, joie ou colère, objets d’attention partagée ou non, comportements pro-sociaux ou anti-sociaux. Les chercheurs/euses ont comparé le temps passé par les regards de chaque participant-e sur chacune des images. Ils ont ensuite comparé ces résultats avec ceux d’un groupe témoin composée de 32 enfants de deux ans ne souffrant pas de polyhandicap.
Des «serious games» en cours de développement
«Cette méthode nous a permis de mettre en évidence des compétences individuelles insoupçonnées chez chacun-e des neuf enfants testés, comme la capacité à s’orienter préférentiellement vers des stimuli humains et socialement saillants ou la capacité à diriger son attention vers l’objet qu’une autre personne est en train de regarder. Cette découverte ouvre la voie à des dispositifs de stimulation et de prise en charge personnalisées, pour autant que la capacité de regarder soit préservée, ce qui n’est pas le cas chez toutes les personnes en situation de polyhandicap», explique Edouard Gentaz.
Grâce à ces travaux, l’«eye-tracking» fait désormais figure de dispositif fiable pour l’évaluation de certaines compétences perceptives et socio-émotionnelles des personnes polyhandicapées, tout en tenant compte de leurs particularités individuelles. Sur la base de ces recherches, des «serious games» – soit des jeux vidéo à visée pédagogique ou communicationnelle – adaptés à chaque enfant testé sont également en cours de développement. L’objectif, à terme, serait d’établir une communication plus fluide avec cette population